Pastel. Signé en bas à droite
« Une sensibilité subtile, vive, attentive, une infaillible mémoire de l’œil, des moyens rapides d’expression destinaient Steinlen à devenir le peintre de la vie qui passe, le maître de la rue » écrivit Anatole France à propos de l’artiste.
Né à Lausanne dans une famille allemande, Théophile Alexandre Steinlen s’installa à Paris pour embrasser « le dur chemin des artistes pauvres ». Il avait commencé à travailler à Mulhouse le dessin d’ornement industriel, et comptait acquérir dans la capitale la liberté d’un véritable artiste. La rue de Steinlen fut d’abord celle de Montmartre : voisin de Willette, il rencontra par son entremise Rodolphe Salis, et rejoignit le milieu d’avant-garde du premier Chat Noir, celui de Verlaine et Courteline, Valloton, Debussy ou Aristide Bruant. Comme Willette et Caran d’Ache, ses dessins prirent place sur la troisième des quatre pages de la revue du Chat Noir. Il mit également ses talents d’illustrateur au service d’Aristide Bruant : la publication du recueil illustré d’œuvres du chansonnier, Dans la rue, fut un succès.
Travailleur insatiable, Steinlen se montra avide d’expérimenter. La question du multiple tarauda celui qui était en premier lieu un dessinateur : s’il découvrit la lithographie avec bonheur, ce fut pour revenir sans cesse au monotype. Dans son œuvre, les différentes techniques s’interpénètrent : il retravaille à la main ses estampes, reprend en peinture ses affiches, se lance également dans la sculpture. Il conserve les mêmes motifs, qu’il décline inlassablement, avec une imagination renouvelée.
Steinlen fut avant tout le chantre de la vie du peuple parisien de la fin du XIXe siècle. On décèle dans son œuvre un regard humaniste, mariant les préoccupations sociales à une critique politique acérée. L’Assommoir de Zola, qu’il illustra, fut pour lui une révélation. Parfois satirique, l’artiste n’en devint pas amer ; « ce réaliste est tout enveloppé de poésie », poursuit Anatole France.
Steinlen retranscrivait ses observations sur papier avec une grande science du cadrage, et un sens scénique de la mise en page. Midinettes, trottins ou couples d’amoureux, les jeunes gens déambulant comptent parmi ses sujets privilégiés. Il s’est arrêté ici sur un couple badinant le long des quais. Au premier plan, ondule la longue silhouette d’une jeune femme, dans un élégant corsage orange. Sa taille, soulignée par une jupe descendant jusqu’aux pieds, est ceinte d’un tablier à carreaux rappelant la modestie de ses origines. Elle porte en guise de sac à main une petite trousse en osier. Derrière elle, un jeune homme amoureux la tient par le bras ; on n’aperçoit qu’une partie de son visage, tourné vers celui de sa belle. Celle-ci baisse le regard, offrant un profil aux traits fins surmonté d’une chevelure blonde nouée. La promenade se déroule sur un large quai désert, au bord de la Seine où filent les péniches. L’arrière-plan est scandé par les cheminées d’une zone industrielle.
Notre dessin peut être comparé au Premier rendez-vous, exécuté vers 1895 (Genève, Musée du Petit Palais, pastel sur papier). Le caractère poétique de notre feuille laisse alors place à un graphisme plus décoratif ; les contours y sont incisifs, les couleurs plus tranchées. Le motif du couple se promenant, l’un penché vers l’autre, se retrouve dans une épreuve pour le Mirliton du 14 avril 1893 : Steinlen y illustre ‘A Mazas’, une chanson d’Aristide Bruant : « Embrassons nous ma gigolette / Adieu sois sage et travaill’bien (…) / Nour r’tourn’rons su’l’bord de la Seine / A Meudon, cueillir des lilas ».
Provenance :
France, collection particulière
Vente Millon et Robert, Paris, Drouot Montaigne, jeudi 15 juin 1995, n° 15, sous le titre « Les amoureux au bord de Seine »
Bibliographie :
P. KAENEL, Steinlen, l’œil de la rue, catalogue d’exposition, Lausanne : Musée des Beaux-Arts, Bruxelles : Musée communal d’Ixelles, 2009
C. KRUMMENACKER et al., Théophile-Alexandre Steinlen, catalogue d’exposition, Musée de Payerne, Musée de Montmartre, Paris : Fragments, 2004
Galerie Bodinier, Première exposition de l’œuvre dessiné et peint de T.A. Steinlen : ouverte à la Bodinière du 10 avril au 15 mai 1894