24 x 37 cm
Circa 1660.
Huile sur cuivre préparé
Notre Adoration des bergers est le premier cuivre attribué à Thomas Blanchet, artiste lyonnais polyvalent qui avait embrassé tous les domaines, de la peinture de chevalet aux grands décors, la sculpture et l’architecture, et excella dans bien des techniques, du dessin à la gravure. Car quoique non signé, comme la quasi-totalité des œuvres de Blanchet, notre petit tableau qui réunit l’académisme classique et le baroque romain teinté de maniérisme en porte indubitablement la main, reconnaissable entre toutes.
L’Artiste
Né probablement à Paris vers 1614 et très tôt attiré par la sculpture, Thomas Blanchet quitta pourtant l’atelier de Jacques Sarrazin pour celui de Simon Vouet. De ces deux artistes, mais aussi des anciens maîtres de Fontainebleau qu’il paraît avoir beaucoup regardés, il hérita un goût marqué pour les ensembles illusionnistes et les systèmes décoratifs mêlant stucs et peintures. Vers 1635, il se rendit à Rome où il demeura jusqu’en 1654. Il ne semble subsister aucune œuvre peinte de cette période, au cours de laquelle il subit l’influence de Poussin et d’Andrea Sacchi, ainsi que celle de Michel-Ange, de Pierre de Cortone et du Bernin qui loua son talent.
Sa renommée de peintre monumental lui valut d’être appelé à Lyon en 1655 pour décorer le nouvel hôtel de ville. Dès lors au service de la ville – il portait le titre de « peintre ordinaire de Lyon » depuis 1675 –, Blanchet développa une ample activité de décorateur, de concepteur de fêtes, de portraitiste, d’architecte et de fournisseur de modèles pour les sculpteurs, les orfèvres et les graveurs. Reçu à l’Académie en 1676 et participant à quelques chantiers dans la capitale, il refusa de quitter Lyon qui offrait une plus grande liberté à son art, affranchi des impératifs classiques qui dirigeaient la peinture à Paris. En 1681, il fonda à Lyon, avec Coysevox, une académie de peinture, filiale provinciale de l’institution parisienne, mais ne parvint pas à faire école. Les grands décors qui avaient fait sa gloire disparus ou dégradés, le nom même de Blanchet finit par s’évanouir dès le XVIIIe siècle. Il fallut attendre les années 1980 et les travaux de Lucie Galactéros-de Boissier pour que soit reconsidéré l’œuvre de cet artiste original et baroque dans le sens le plus noble du terme.
À la fois parisien, bellifontain, romain et lyonnais : la manière éclectique de Blanchet, si elle peine à réussir une synthèse parfaite de ces courants parfois contraires, possède une rare intensité dramaturgique qui fait tout l’attrait des œuvres de l’artiste. Blanchet cultive la rhétorique ample et théâtrale assez proche de celle de Cortone, mais le développement de ses dynamiques est souvent contraint, empêché, voire brisé. Ses figures tantôt mouvementées, tantôt inertes aux attitudes désaccordées sont inscrites dans des espaces mal définis et comprimés. Les drapés tumultueux aux plis larges et compliqués dissimulent les corps et accentuent l’attention sur les mains, les pieds et les visages aux yeux étirés cernés d’une ombre profonde en triangle. Car les compositions de Blanchet tiennent moins par les axes structurels chers aux peintres classiques que par tout un réseau de regards et de gestes, chaque personnage, quelle que soit sa position et son importance, devenant tel un chaînon indissociable de l’ensemble.
Notre Tableau
Malgré ses dimensions réduites, notre Adoration des bergers empreinte d’une émotion sincère et d’un lyrisme teinté d’inquiétude illustre parfaitement ce style très particulier de Blanchet. Le cuivre est telle une réflexion personnelle sur le chef-d’œuvre de Poussin universellement connu grâce à la gravure, mais que l’artiste avait probablement vu lui-même lors de son séjour à Rome (Adoration des bergers, Londres, National Gallery, inv. NG 6277). Une réflexion qui va plus loin que dans l’Adoration des bergers peinte par Blanchet pour l’église Saint-Paul de Lyon ou dans son dessin aujourd’hui conservé au Louvre. Ici, Blanchet n’empreinte à Poussin que quelques détails, comme la porteuse d’offrandes absente des textes bibliques, la trouée dorée dans le ciel ou la figure de Joseph. Mais à l’agencement savamment construit de Poussin, à la progression lente vers l’enfant Jésus, à la quiétude et l’intemporalité, Blanchet substitue un espace étrange et très théâtral, le rythme irrégulier et l’emportement de l’instant.
Le visage de Marie, vu de profil, pâle, tragique, occupe le centre du tableau. La blancheur de ses chairs est accentuée par celle de son voile, suffisamment lâche pour laisser voir son cou. Le rouge de sa robe et le bleu intense de la volumineuse draperie qui s’enroule autour de son corps ne trouvent aucun écho pour équilibrer l’ensemble sinon les montagnes violacées à l’arrière plan et le ciel rosé du petit matin. Les mains sur le cœur, comme suppliant, Marie porte le regard tendre et inquiet sur son enfant, couché dans une mangeoire sur un drap d’un blanc éclatant. Pour représenter Jésus, Blanchet choisit une pose inédite et audacieuse, en raccourci, ce qui fait le paraître plus petit que d’ordinaire, fragile et étonnamment seul, presque abandonné. Il est endormi et seule la couleur chaude de sa peau permet de dire qu’il vit encore. À gauche de Marie, un berger s’incline, mais son visage est dissimulé derrière le voile de la Vierge. Derrière la mangeoire, Joseph, les mains jointes, rappelle les figures immobiles des retables de la Renaissance. À droite du tableau, deux femmes à la gestuelle expressive et deux bergers agenouillés : l’un, jeune, exalté et l’autre, âgé, serein et apaisé. Aux habits gris-bleu et orangé de la porteuse de panier répondent les nuages denses en haut à gauche et les rayons lumineux où baignent deux angelots tenant le phylactère avec l’inscription « GLORIA IN EXCELSIS DEO ».
Comme à son habitude, Blanchet comprime l’espace, laissant peu de place aux personnages obligés de se serrer sur un plateau rocheux parsemé de ruines antiques devant un temple avec ses colonnes de pierre et ses statues dont seules les parties basses sont visibles. Plus loin, cachée par les nuages, la pyramide de Caius Cestius aurait fait situer la scène à Rome plutôt qu’à Bethléem si l’austère muraille ponctuée de tours de l’arrière plan était plus près pour évoquer le mur d’Aurélien qui, dans la réalité, traverse le monument.
Cette intrusion de réalités romaines dans une scène du Nouveau Testament ne suffit pourtant pas à elle seule pour dater la réalisation de notre cuivre de la période italienne de Blanchet. Au contraire, les parallèles sont plus évidents avec ses toiles peintes à Lyon. Ainsi, les porteuses d’offrandes ne sont pas sans rappeler les égyptiennes du Moïse sauvé des eaux exécuté par Blanchet vers 1655 (Paris, musée du Louvre, inv. RF 1985-88. Les palmiers sombres vus à contre-jour, les nuages et les effets de lumière font penser à Cléobis et Biton (huile sur toile, 97,5 x 134,5 cm, Rome, Galleria nazionale, Palazzo Corsini), et les angelots à l’Allégorie du pouvoir personnel de Louis XIV datable de 1661 environ (huile sur toile, 25 x 31 cm, collection particulière) . Quant aux figures féminines aux bras généreux, extrémités effilées, cous longs et profils grecs, il suffit de citer L’Allégorie de la réconciliation de Lyon et de Rome (plume et encre brune, lavis, pierre noire ; Paris, musée du Louvre, DAG, inv. 23786) ou la Religion du frontispice des Pensées chrestiennes pour tous les jours du mois de Constant de Silvecane (Lyon, 1685) qui porte le même voile léger et aérien que la Vierge de notre tableau.
Il n’en demeure pas moins que ce petit cuivre est un apport essentiel au corpus de Blanchet, et ce, non seulement par sa technique. D’un sujet classique et d’une inspiration poussinienne assumée, il s’avère en effet aussi audacieux et bouleversant que les grandes compositions du maître lyonnais.
Nous remercions Mme Lucie Galactéros-de Boissier d’avoir confirmé l’attribution de notre œuvre, ainsi que M Dominique Jacquot, conservateur en chef du musée des Beaux-Arts de Strasbourg.
Bibliographie
• Lucie Galactéros-de Boissier, Thomas Blanchet, Paris, Arthéna, 1991.