Ca 1890. Huile sur toile.
Provenance
Belgique, collection particulière.
Le Contexte
Les philologues et les philosophes furent les premiers, dès avant 1850, à relire les mythes antiques non plus en tant que simples fables, mais comme l’expression de la pensée humaine encore irrationnelle, le reflet ou, plus exactement, la survivance d’un état primitif et oublié, des sentiments et des peurs des anciens qu’il était possible de déchiffrer, voire de comprendre. Vers la fin du XIXe siècle, libérés des conceptions académiques et à la recherche de sources nouvelles d’inspiration, les artistes se tournèrent à leur tour vers les mythes, pour y trouver non plus des sujets, mais des émotions et des symboles les rapprochant des origines païennes de l’art, d’une condition initiale et pure des hommes confrontés à la puissance et la complexité de la nature.
Loin des acolytes débauchés et brutaux de Bacchus que peignait Rubens et des satyres grivois et joueurs de Boucher, les faunes du tournant du XIXe et du XXe siècle sont ceux des anciens, mélange entre Pan grec et Faunus romain. Divinités ancestrales sylvestres, ils fuient les hommes et ne se montrent jamais. Paisibles, naïfs, rieurs et débonnaires, ils vivent dans les grottes lointaines ou près des sources, protègent les troupeaux, prédisent l’avenir et passent leur temps à l’abri des arbres de la forêt à poursuivre les nymphes, mais surtout à chanter avec les oiseaux et à les attraper. C’est la nature sauvage avant l’arrivée des hommes, la fertilité des sols et des plantes, la gentillesse naturelle des animaux, la gaîté de la vie simple, la sagesse, mais aussi la tristesse du vivant maltraité, la nostalgie d’une époque à jamais révolue.
Les artistes Allemands, dans leur désir de célébrer la nature, mais à qui la mythologie germanique ne proposait guère que les elfes maléfiques, les nains vivant sous terre ou les trolls, s’étaient approprié le personnage, le faisant volontiers vivre dans les sombres forêts nordiques. Il n’est donc guère étonnant que Lovis Corinth en fit le sujet de son tableau, à placer, d’après son style, très tôt dans sa carrière.
L’Artiste
Originaire de Prusse-Orientale, il entra à l’Académie des Beaux-Arts de Königsberg en 1876, puis poursuivit sa formation artistique à Berlin et en Thuringe, à l’académie de Munich dans la classe de Ludwig Löffitz, à Anvers avec Paul Eugène Gorge, à Paris à l’Académie Julian et, enfin, dans l’atelier d’Adolphe William Bouguereau. N’ayant pas rencontré de succès en France, Corinth revint en Allemagne en 1891, et s’établit d’abord à Munich, puis, en 1901, à Berlin. Membre de la Sécession de Berlin (il en fut élu président en 1915), à la tête de sa propre école de peinture, il exposait beaucoup et fut bientôt considéré comme l’un des plus importants artistes allemands de son temps.
L’œuvre de Corinth est à l’image de sa vie, nourri d’influences diverses et contradictoires, toujours assimilées dans une manière en perpétuel renouvellement et de plus en plus expressionniste. À Königsberg, il peignait des paysages et des portraits. À Munich, il se passionna pour le naturalisme. Aux Pays-Bas, il regarda Frans Hals et Rembrandt. À Paris, il découvrit le nu féminin et fut enchanté par les expositions de Meissonier, de Bastien-Lepage et de Wilhelm Leibl, ignorant celles de Courbet et de Manet. De nouveau à Munich, il quitta l’atelier pour travailler sur le motif, puis chercha à impressionner les critiques avec ses scènes d’abattoirs et remporta plusieurs prix pour ses peintures religieuses d’une grande intensité dramatique qui rompaient totalement avec les iconographies traditionnelles. À Berlin, il composait, avec Max Liebermann et Max Slevogt le « triumvirat de l’impressionnisme allemand » avant de proclamer que la peinture allemande était la plus progressiste en Europe et qu’elle devait rompre avec toute influence externe.
Notre Tableau
Notre Faune pourrait avoir été peint à Munich après le séjour parisien de Corinth. Il y a là les vieillards de Jordaens, les joyeux buveurs de Hals, les nus aux reflets brillants de Bouguereau, les paysans de Bastien-Lepage et la brosse large des esquisses de Leibl. Le sourire béat d’une bouche édentée, les cornes de bélier poussant à même le front, la barbe emmêlée du satyre contrastent avec la profonde tristesse de ses yeux et la délicatesse de ses mains qui emprisonnent le chardonneret, petit oiseau chanteur qui paraît blessé et dont la symbolique chrétienne n’était plus aussi évidente sans toutefois disparaître complètement. Mais il rappelle peut-être aussi Acanthis, inconsolable après la mort de son frère Anthus et transformée en chardonneret par Apollon et Zeus. Le tout vibre d’une touche décidée et abrupte, flamboie de tons orangers, bruns, gris, rouges, bleus qui s’opposent, se superposent, se répondent. Une image à la fois satyrique, expressive et tragique, comme les aimait Corinth, mélangeant le réel – ses personnages de Corinth ont souvent ses proches et amis pour modèle – et le mythe.
Bibliographie :
• Lovis Corinth, Entre impressionnisme et expressionnisme, catalogue d’exposition, Musée d’Orsay, Paris, 2008.
• Horst Uhr, Lovis Corinth, Los Angeles, University of California Press, 1990.