Édouard MANET (1832-1883)

L’Enfant à la toque rouge Dit aussi : Le gamin à la toque rouge (1931) ; Le jeune homme en bonnet rouge (1952), dit encore Le Petit Alexandre.

47 x 37 cm

1857-1858
Huile sur toile

Signé en bas à droite, au niveau de l’épaule : E. M
Au verso, sur le châssis, étiquette de l’exposition Cent portraits d’hommes du XIVe siècle à nos jours, Paris, Galerie Charpentier, 1952

Provenance :
• Acquis, avant 1902, par Johanny Peytel (1840-1924) (selon Pierre Peytel, rapportant les propos de son oncle Johanny Peytel, ce dernier l’aurait acquis du vivant de Manet vers 1870)
• Par héritage, Pierre Peytel (1882-1968), neveu de Johanny Peytel
• Par héritage, Jean-Pierre Peytel (1922-2007)
• Neuilly-sur-Seine, collection des descendants de Johanny Peytel.

Expositions :
• Exposition des œuvres de Manet au profit de la Charité Maternelle, Paris Galerie André Weil, 26 avenue Matignon, Paris VIll° (exposition sans catalogue)’, Paris, juin 1951.
• Cent portraits d’hommes du XIVe siècle à nos jours, préface par Pierre Gaxotte, Paris, Galerie Charpentier, 6 mars 1952, n°61 a : « Manet Édouard (1832-1883) / Le jeune homme en bonnet rouge »

Bibliographie :
• Charles Baudelaire, « La Corde. – À Édouard Manet », Petits Poèmes en prose, Michel Lévy frères., 1869, IV. Petits Poèmes en prose, Les Paradis artificiels (p. 92-97).
• Théodore Duret, Histoire d’Édouard Manet et de son œuvre avec un catalogue des peintures et des pastels, Paris, H. Floury, 1902, p. 193, sous le n° 10
• Camille de Sainte-Croix, « Édouard Manet » in Portraits d’hier, n° 19, 15 décembre 1909, p. 21
• Théodore Duret, Histoire de Édouard Manet et de son œuvre. Avec un catalogue des Peintures et des Pastels, nouvelle édition, Paris, Bernheim-Jeune & Cie, 1919, p. 235, n° 10
• Théodore Duret, Histoire de Édouard Manet et de son œuvre avec un catalogue des peintures et des pastels, [1902], quatrième édition, Paris, Bernheim-Jeune, 1926, p. 235, n° 11
• Adolphe Tabarant, Manet. Histoire catalographique, Paris, Éditions Montaigne, 1931, pp. 42-43, n° 21
• Paul Jamot et Georges Wildenstein, avec la collaboration de Marie Louise Bataille, Manet. Catalogue critique, t. I, Paris, Les Beaux-Arts, 1932, p. 118, n° 34
• Robert Rey, Manet, Paris, Éditions Hypérion, 1938, p. 9
• Adolphe Tabarant, Manet et ses œuvres, Paris, Gallimard, 1947, p. 26
• Sandra Orienti, L’opera pittorica di Edouard Manet, préface de Marcello Venturi, Milan, Rizzoli Editore, 1967, p. 121, n° 421
• Sandra Orienti, Tout l’œuvre peint d’Édouard Manet, [1967], introduction par Denis Rouart et traduit de l’italien par Alain Veinstein, Paris, Flammarion, 1970, p. 121, n° 427
• Jérôme Thélot, L’époque de la peintre. Prolégomènes à une utopie, Paris, L’Atelier contemporain, 2024 : pp. 50, 58, repr. coul : « Édouard Manet, L’Enfant à la toque rouge, 47 x 37 cm, collection particulière ».

« Faire vrai, laisser dire. »
Edouard Manet, 1876

En septembre 1850, Edouard Manet a 18 ans. Il est admis dans l’atelier d’un maître qu’il admire et qu’il choisit, le célèbre Thomas Couture, loué par les critiques depuis son exposition au Salon en 1846 pour les Romains de la décadence. Ces six années, bien que considérées comme déterminantes, forment la période la plus mal connue de la carrière de l’artiste. Dans cet atelier, Manet se refuse à l’idée de copier l’antique, provoquant jusqu’à l’offense en demandant à ses modèles de poser de manière naturelle. Le jeune peintre écourte volontairement cet apprentissage afin de laisser place à la maturation de ses idées.

Il ne garde aucune trace de ses tous premiers essais de peinture qu’il détruit lui-même. À la sortie de l’atelier de Couture vers Pâques 1856, ses premières toiles sont donc éminemment importantes, considérées par Manet comme dignes d’intérêt dans la progression de sa carrière : des œuvres pour lesquelles il se veut jugé et reconnu. Parmi celles-ci se trouve le portrait que nous vous présentons ici.
Sa réalisation se situe ainsi aux alentours de l’année 1857, lorsque Manet occupe un atelier rue Lavoisier . Les témoignages antérieurs à cette date parvenus jusqu’à nous sont quelques rares dessins et des copies peintes d’après les maîtres. Les deux toiles qui suivent la réalisation de notre toile sont connues du public : L’Enfant aux cerises et Le Buveur d’absinthe, tableau présenté au Salon en 1859.

Le 7 février 1864, Baudelaire fait paraître dans Le Figaro une série de quatre poèmes, titrés « Le Spleen de Paris. Poèmes en prose » dont le premier, « La Corde », est dédié à Manet.

« Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s’offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de cette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres hommes. Dans le quartier reculé que j’habite, et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments, j’observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. Il a posé plus d’une fois pour moi, et je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d’Épines et les Clous de la Passion, et la Torche d’Éros. Je pris enfin à toute la drôlerie de ce gamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloir bien me le céder, promettant de bien l’habiller, de lui donner quelque argent et de ne pas lui imposer d’autre peine que de nettoyer mes pinceaux et de faire mes commissions. Cet enfant, débarbouillé, devint charmant, et la vie qu’il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement à celle qu’il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi.
« Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire ! Ses pieds touchaient presque le plancher ; une chaise, qu’il avait sans doute repoussée du pied, était renversée à côté de lui ; sa tête était penchée convulsivement sur une épaule ; son visage, boursouflé, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d’abord l’illusion de la vie. (…)

Plus qu’une réflexion sur la carrière de son ami, Baudelaire prête la parole à Manet et évoque la tragédie survenue quelques temps plus tôt. Alexandre était un jeune apprenti de son atelier, dont Antonin Proust nous décrit qu’il « lavait les brosses et nettoyait la palette ». « (…) Manet ne lui a pas prêté la même mine enjouée. Sa bouche pincée et son nez régulier ont pu faire douter de l’identité des deux modèles, nez et bouche étant sensiblement plus écartés dans le « Gamin aux cerises ». De caractère morose, le visage d’Alexandre dans Le garçon aux cerises (ill. 1) nous laisse pourtant percevoir un sourire. Dans cette version, Alexandre apparaît comme un jeune garçon rieur et enjoué, comme si Manet avait voulu s’offrir une image bienheureuse de son apprenti, une vision pourtant entachée par les cerises qu’il tient entre ses mains rappelant son « goût immodéré pour le sucre et les liqueurs. » Dans la suite de l’œuvre des maîtres hollandais du Siècle d’or, Alexandre semble sortir du cadre d’une fenêtre, renforçant ainsi l’effet de présence. La délicate figure aux joues rosées se détache élégamment de ce fond cuivré, hérité de l’œuvre des maîtres flamands dont Rubens demeure le plus éloquent.
Les spécialistes s’accordent à penser que le modèle servit dans d’autres œuvres répertoriées de la fin des années 1850 au début des années 1860. Le garçon et le chien (ill. 2) est une eau-forte qui témoigne une fois encore de la tendresse sensible entre le peintre et son apprenti. Le garçon, jouant ici avec un chien, arbore la même expression un peu lointaine que dans notre œuvre, comme perdu dans ses pensées. L’estampe est issue du Cahier de 8 gravures à l’eau-forte par Edouard Manet publié par l’éditeur Alfred Cadart. Chose rare, Manet ne fit qu’un dessin très esquissé de cette estampe qui ne provient pas d’une peinture existante.
Après des années d’études assidues de l’œuvre de Delacroix dont il copie La barque de Dante en 1854, Manet peut être considéré comme l’un des derniers peintres romantiques français. Conjuguant mélancolie, tragédie, innocence et fragilité, la surface plane de la toile est utilisée comme un médium de transmission silencieuse des émotions qui se veut rendre la profondeur de l’âme du jeune garçon.

« Faire vrai, laisser dire. » Cette devise que Manet choisit en 1876 résume parfaitement l’esprit de son travail et la relation qu’il entretient avec son public jusqu’à la fin de sa carrière. C’est un homme d’une grande énergie qui lui permet de déployer, grâce à son pinceau, sa grande sensibilité. La perte d’Alexandre le marque profondément. À travers la toile, il exprime la quintessence poétique dénuée de tout artifice qui fut jadis offerte à ses yeux. La puissance psychologique de ce regard juvénile à la fois doux et sensible se retrouve inconsciemment figé dans le temps. Le spectateur n’est invité qu’à contempler la profonde et touchante dualité d’esprit entre le peintre et son modèle.

Manet sera critiqué pour le traitement pictural novateur dont il fait preuve dès sa sortie de l’atelier de Couture. Sans jamais chercher ni succès ni la gloire, il se dit peintre d’histoire, offrant à la vue du spectateur une nouvelle manière d’appréhender la peinture : une vérité frontale qui met la peinture à nu. Le détachement de son enseignement académique laisse place à une touche hardie, rapide, puissante qui traduit instantanément un réalisme poignant.

Auteur d’une peinture qui se donne pour ce qu’elle est, refusée pour ce qu’elle n’est pas, Manet trouve sa place au sein du marché de l’art. Entre l’Empire et la République, de 1859 à 1882, l’œuvre de Manet aura suscité une grande diversité d’appréciations dans la sphère publique comme privée. Son œuvre intimiste, comme celle que nous vous présentons, forme probablement la partie la plus chère à l’artiste. Malgré sa bonne mine et sa candeur innocente, le profil d’Alexandre incarne une jeunesse perdue, une époque chérie, une présence brutalement envolée.

À sa mort, Manet est un artiste célèbre et reconnu qui subit pourtant, toute sa carrière durant, affrontements et incompréhensions. Provoquer le désaccord fut peut-être l’un des plus importants combats de sa vie. Ses œuvres marquent les esprits et parviennent à établir avec son public une forme d’échange et de relations d’une vivacité exceptionnelle.

En l’espace de 16 Salons, Manet présente 28 tableaux.
Pourtant, aucun Salon ne connaîtra le visage de ce jeune Alexandre, une image visionnaire qui annonce la naissance de l’impressionnisme.

M.O


Johanny Benoît Peytel, collectionneur et mécène

Fondateur du Crédit Algérien, président de la Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest Algérien, égyptophile et collectionneur, Johanny Benoît Peytel (1844 - 1924) fut nommé officier puis commandeur de la Légion d’honneur en 1912. Mécène avisé, l’homme d’affaires déploie ses capacités financières au service de sa passion : collectionner et défendre l’art de son temps. Son contemporain Eugène Pereire, fils du banquier Isaac Pereire, avouait en 1862 : « Moi, j’achète quelques modernes, parce qu’on est plus sûrs. Et puis ça montera. » . Un cénacle de collectionneurs suit ce modèle. Protéger et entretenir des relations privilégiées avec un artiste leur permet de renforcer leur position sociale et culturelle. Entre 1879 et 1882, Charles Ephrussi achète 20 tableaux de Manet, Monet, Pissaro Degas et Renoir auprès des artistes eux-mêmes ou du marchand Durand-Ruel.

Johanny Peytel fut l’ami de nombreux artistes à succès tels que Théodore Duret, Auguste Rodin et Camille Claudel. Sur recommandation ou par parrainage, les amateurs illustres de la fin du XIXe siècle pénètrent dans les ateliers d’artistes en vogue. C’est ainsi que Peytel rencontre Auguste Rodin en 1894, introduit par le critique Armand Dayot. Rodin fut certainement l’un de ses plus proches amis et confidents : le sculpteur dévoile dans ses correspondances le lien intime et touchant qui unissait les deux hommes.
Sous la Troisième République, les collectionneurs d’une renommée telle que celle que connut Peytel rayonnent à travers le pays et sont progressivement incités à se faire mécènes en donnant une partie de leurs trésors aux institutions artistiques. Peytel fonde et préside jusqu’à sa mort l’Union des Arts Décoratifs, devient donateur au musée des Arts Décoratifs et « Grand Donateur » du musée du Louvre. Le musée d’Orsay peut aujourd’hui se prévaloir de conserver trois chefs-d’œuvre issus de sa collection dont une œuvre de Alfred Sisley, Chemin de la Machine, Louveciennes, le portrait d’Alphonse Daudet et sa fille par Eugène Carrière ou encore celui du prince de Galles, futur Edouard VII par Jules Bastien-Lepage. Le musée du Louvre conserve quant à lui 20 sculptures et objets antiques reçus en 1914.

Notre œuvre fut probablement acquise par Johanny Peytel dans les années 1870 par l’intermédiaire de Théodore Duret, chargé par Manet de lui trouver des acquéreurs . Depuis lors, le tableau n’a jamais quitté la famille Peytel.

Soigneusement conservé par ses héritiers, l’ensemble de la collection fut tantôt dispersé, tantôt conservé en mains privées. C’est le cas de cette extraordinaire redécouverte.
Entre histoire de l’art et marché de l’art, nombreuses sont les institutions et galeries qui eurent un aperçu de cette toile cataloguée et prêtée lors d’expositions prestigieuses sans jamais pouvoir espérer l’acquérir. Pour la première fois depuis sa création, cette œuvre est présentée à la vente.

M.O

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