Huile sur toile
Reparue récemment sur le marché de l’art, La Pêcheuse n’a pas d’historique ancien connu, puisqu’elle constitue une partie d’un tableau plus grand de François Boucher. Son rentoilage au XIXe siècle ne l’a pas privée de ses qualités picturales, évidentes au premier coup d’œil .
La Pêcheuse se détache de profil sur un fond de roseaux, devant un monument à colonnes dont on devine la présence à l’arrière - plan. Le personnage est vu de près, la partie inférieure et l’environnement manquent, la facture est celle d’une peinture très libre, proche de l’esquisse. La pensée de l’artiste est ici en œuvre de manière nette, car un rapide examen prouve que le fond de roseaux a précédé l’installation de cette jeune fille : on voit encore le tracé des grandes hampes par exemple sous son corsage mauve, et on le pressent aussi à la manière d’une ombre légère sous le visage , passant sous le menton pour se perdre dans les cheveux ; ce fond végétal des roseaux est évidemment nécessaire pour évoquer le bord de l’eau, c’est aussi dans les années 1736 - 1740 un élément décoratif rocaille que Boucher traite souvent, avec des fulgurances de lumière, comme celles que l’on voit par exemple dans Le Nid, peint en 1737 (Paris , Musée du Louvre, inv. 2725), identiques à celles que l’on trouve ici. Le profil de la jeune femme a été posé délicatement dans l’espace, par-dessus ces roseaux , et se détache sur un fond de branchages plus sombres ; ensuite le peintre a disposé le bras gauche en premier plan ; puis on lit clairement le passage du pinceau du haut jusqu’en bas du vêtement, dessinant d’abord le corsage violet qui stabilise la figure, sur lequel viennent se régler en quelques coups de pinceau les bleus de la manche et les jaunes ocres de la draperie , cette dernière mordant volontairement de manière naturelle sur la chair du bras ; la jupe bleue, dont il semble que dans un premier temps elle ait été posée en rouge, vient éteindre et calmer les effets de cette draperie ; enfin, les blancs soulignent avec beaucoup de liberté et de fraicheur le bras et le décolleté. Les rouges sont discrets mais très présents, à la fois par endroits dans le vêtement, et posés sur la joue, le contour des doigts ou la pointe de l’oreille comme on les trouve dans les dessins de Boucher.
Cette technique d’ensemble et ces chromatismes se retrouvent identiques dans d’autres tableaux contemporains comme par exemple La Pastorale avec un couple de paysans devant une ruine . La main gauche au premier plan un peu trop ouverte, la main droite aux doigts trop sinueux et effilés avec un poignet trop long , le petit visage au profil net de la jeune fille avec ses yeux trop grands, les colonnes d’un temple inspiré de Tivoli placent eux aussi le tableau entre 1735 et 1740, c’est-à-dire exactement dans la période où Boucher hésite entre paysage champêtre ou paysage héroïque, et passe de la scène de genre à la pastorale, ce que le décor des appartements privés de Louis XV à Fontainebleau en 1737 et la tenture des Fêtes de village à l’italienne tissée à Beauvais sur ses cartons à partir de 1736 illustrent remarquablement .
Or ce tableau est en relation directe avec la tapisserie La Pêcheuse de cette tenture des Fêtes de village à l’italienne. Dans cette tapisserie, qui a été tissée à Beauvais 13 fois et pour la première fois à deux reprises en 1738 pour Antoine-Louis Rouillé et Guillaume Castanier d’Auriac, on voit en effet dans l’autre sens la même jeune femme assise devant un même fond de temple à colonnes, avec derrière elle un couple élégant (ill. 1). Ces Fêtes italiennes ou Fêtes de village à l’italienne sont la première tenture demandée à Boucher par la manufacture de Beauvais à l’instigation d’Oudry et de Besnier en 1734- 1735. Les huit tapisseries de cette tenture commencent à être tissées à partir de 1736 . Le premier sujet est L’Opérateur, qui compte en réalité deux sujets toujours associés, celui de L’Opérateur et celui de La Curiosité ; viennent ensuite La Bohémienne appelée aussi La Diseuse de bonne aventure ou La Bergère, tissée seule en hauteur , ou bien tissée en largeur avec un couple élégant assis au premier plan, comme dans son dessin préparatoire d’ensemble ( Joulie, 2014, n°49) , Les Chasseurs et Les Filles aux raisins tissées le plus souvent ensemble, et La Pêcheuse qui nous intéresse plus spécifiquement ici. Les quatre autres tapisseries de la tenture seront réalisées plus tard , ce sont La Collation, Le Jardinier , La Danse et La Musique, leur tissage prendra place après 1740, même si leur conception d’ensemble et leur étude par l’artiste sont à placer avant 1740.
Pour ces tapisseries de la tenture des Fêtes de village à l’italienne , qu’il s’agisse des projets retenus ou de ceux que la manufacture n’a pas cru bon de transformer en tapisseries, Boucher a réalisé un dessin d’ensemble à la plume et encre brune, lavis brun, rehaussé quelquefois de gouache qui nous est parvenu dans plusieurs cas ( voir F. Joulie, Boucher et les peintres du Nord, Paris, 2004, pp 65 à 68) ; pour ceux retenus, il s’est livré à des études de certains détails des figures, généralement à la sanguine et à la pierre noire rehaussées de craie blanche ; le plus bel ensemble de ces dessins préparatoires à certains des personnages se trouve à Stockholm dans les collections du Nationalmuseum.
Boucher a ensuite donné à la manufacture les grands cartons à diviser en bandes de 80cm de large environ pour être tissées sur les métiers de basse lisse de Beauvais. On sait que Boucher a peint ces cartons lui-même pour trois raisons ; d’abord à cause de la mention portée dans l’inventaire de la manufacture en 1754, qui signale « les desseins en quatre tableaux des Fêtes de village à l’italienne peints par le sieur Boucher contenant avec les bordures quatorze aulnes de cours ». Ensuite parce que le règlement de la manufacture , rappelé par écrit en 1747 dans un précieux document rarement repris, précise bien que les artistes doivent « donner les originaux en petit » au tapissier en chef « qui aura ainsi le tout ensemble du morceau qu’il fait exécuter » , et fournir aussi « de grandes copies de leur main ou revues par eux de sorte qu’ils puissent les avouer « (c’est-à-dire les accepter comme bonnes), ces dernières servant aux lissiers de modèles . L’esquisse ou le dessin d’ensemble de petit format étaient donc complétés des cartons grand format de la main de l’artiste ou assez beaux pour être acceptés par lui. Or les rares cartons de Boucher parvenus jusqu’à nous, pour cette tenture comme pour les suivantes jusqu’en 1742, sont de sa main et de belle qualité, même s’ils sont fragmentaires ; tel est le cas dans cette tenture des Fêtes de village à l’italienne d’un bambin autrefois au musée d’Amiens, aujourd’hui perdu, que nous avions rapproché pour la première fois en 2004 de la tapisserie de L’Opérateur dont il occupe le premier plan dans l’autre sens (Inv . MP 73-4), ou encore du grand carton pour la partie gauche de La Danse conservé au musée du Louvre ; la manufacture de Beauvais s’est séparée au XIX e siècle de ces cartons découpés en bandes vendus pour la plupart au profit de la Caisse des Vétérans, et on en a perdu la trace. Ils reparaissent donc accidentellement de temps en temps.
Avant la réapparition de la toile étudiée ici, le carton pour La Pêcheuse passait pour être intégralement conservé dans une collection particulière ( collection Wildenstein), avec son pendant de La Diseuse de Bonne Aventure, et avait été exposé comme tel à Tokyo, dans l’exposition François Boucher (1982, n° 15) ; mais contrairement à « son pendant » de La Diseuse exposé sous le n° 14 , ce qui était considéré comme le carton de La Pêcheuse présentait avec la tapisserie des variantes importantes à la fois dans les tonalités utilisées et dans la conception d’ensemble : la pêcheuse était en effet installée devant un fond de paysage avec des arbres, là où la tapisserie la montre devant un temple rond à colonnes . La Diseuse, de même taille , de même technique , dans la même collection, ne présentait au contraire aucune variante par rapport à la tapisserie du même nom tissée à Beauvais. Le fragment étudié ici où, comme dans la tapisserie, La Pêcheuse se détache sur un fond de colonnes et non sur un paysage, est donc le modèle qui a finalement été utilisé par les lissiers de Beauvais. Pour qu’il y ait des colonnes dans le fond de la tapisserie, alors que Beauvais demande expressément aux artistes de faire eux-mêmes les cartons, il faut que Boucher ait donné à Beauvais un autre carton que celui traditionnellement connu : le tableau étudié ici est donc en réalité le seul élément subsistant de ce carton perdu ou en partie détruit au XIXe siècle, dont Christophe Huchet de Quénétain, spécialiste de la manufacture, confirme bien qu’il avait déjà disparu en 1820 des inventaires . La facture très libre de la toile étudiée ici s’explique ainsi naturellement.
Cette toile se situe dans un contexte bien particulier, qui la rend importante : elle n’est pas seulement un témoignage de premier ordre de la maitrise technique du jeune Boucher, mais aussi un jalon dans sa carrière , car elle matérialise clairement , quand on la confronte avec l’autre version du même sujet, le pas que Boucher est en train de franchir pour passer en 1737 – 1738 de la scène de genre à la pastorale. Ici, le paysage est héroïque, avec un temple dans le lointain, parce que cet arrière- plan monumental, plus qu’un arrière-plan boisé anonyme , est nécessaire aux sujets élégants que Boucher commence à mettre en scène sur un fond de monuments et de statues dans les tapisseries de cette tenture des Fêtes de village à l’italienne.
Il a existé certainement un dessin d’ensemble de La Pêcheuse, aujourd’hui perdu. Il n’y a probablement pas eu de la part de Boucher en revanche de dessin préparatoire du détail du personnage de la jeune pêcheuse ; cette jeune femme assise de profil avec le bras gauche le long du corps lui est en effet bien connue car il en a utilisé le motif à diverses reprises en ces années 1736 - 1738. Il a dans l’esprit lorsqu’il pose son pinceau sur la toile un de ses propres dessins de femme nue, assise de manière identique, avec la même main large posée sur à plat ; seule la contre –épreuve de ce dessin en sanguine nous est parvenue, inversée par rapport à l’original. Elle fait partie d’un ensemble d’ études de femmes nues des années 1736 -1740, réalisées d’après nature, et a servi, avec quelques menues variantes, à préparer une des trois Grâces dans un dessus de porte perdu connu par une gravure et un dessin préparatoire d’ensemble des années 1737-1738 (Les Trois Grâces, collection particulière ) ; si la jeune femme citée ici présente la même attitude d’ensemble, sa main gauche mieux formée que dans le dessus de porte illustre bien le fait que Boucher domine de mieux en mieux, d’une œuvre à l’autre, ce sujet pour lequel un travail préparatoire spécifique était inutile. Ceci confirme aussi pour la toile étudiée qu’ elle se place après ce dessus de porte, ce qui confirme la datation probable de 1738.
Françoise Joulie