Circa 1710.
Huile sur toile.
Sur les partitions : LIVRE III DES TRIO DE M. DE LA B[ARRE] / SONATES EN TRIO / POUR LA FLUTE TRA[VERSIERE] / PREMIERE SONATE.
Au revers, sur la toile et le châssis, timbre de la collection André Meyer : Provenant de la collection musicale d’André Meyer décédé en mai 1974. F. Meyer. Octobre 84.
116,5 x 90 cm
Provenance
• Collection André Meyer (1884-1974).
• Collection François Meyer (né en 1953).
• France, collection particulière.
Œuvres en rapport
Deux versions autographes sont conservées : la première, signée BOUYS, à la National Gallery de Londres (inv. NG2081, 160 x 127 cm) et la seconde au musée des Beaux-Arts de Dijon (inv. CA 577, huile sur toile, 117,5 x 89 cm).
Les modèles identifiables
C’est en 1694 que parut, chez l’imprimeur parisien Christophe Ballard, Le Premier Livre des Trio pour les violons, flûtes et hautbois de Michel de La Barre (vers 1675-1745), « flûte de la Chambre du roi ». Dès cette première œuvre, le compositeur affichait son attachement à la formation en trio (deux instruments de dessus et une basse continue) qui avait été initiée à Versailles par Lully pour les célèbres « couchers du roi ». Huit ans plus tard, La Barre, devenu entretemps ordinaire de la Musique de l’Écurie (musique de cérémonies) et de la Chambre (musique profane) puis membre de l’orchestre de l’Opéra, publiait sa quatrième œuvre, Pièces pour la flûte traversière, avec la basse-continue, premier recueil de compositions pour cet instrument en France. Dans l’Avertissement, La Barre précisait que « pour approcher autant qu’il est possible, cet Instrument de sa perfection, j’ay crû pour la gloire de ma Flute & pour la mienne propre, devoir suivre en cela Monsieur Marais, qui s’est donné tant de peines & de soins pour la perfection de la viole, & qui y a si heureusement réussi ».
Michel de La Barre et le célèbre violiste et compositeur Marin Marais (1656-1728) sont deux des cinq protagonistes de notre peinture. Le premier est représenté debout, coiffé d’une perruque noire et vêtu d’un habit brun aux galons d’argent. La Barre tourne les pages de son Troisième livre des trio… mélez de sonates pour la flûte traversière qu’il ouvre à la partition de la basse-continue – celle de la viole – de la Première sonate. Bien que son portrait présenté par André Bouys au Salon de 1699 ne soit plus localisé et qu’aucune autre image du compositeur ne soit connue, sa position centrale de chef de formation et la flûte dans sa main suffisent à l’identifier.
Marin Marais est assis, sa viole de gambe à sept cordes contre lui, prêt à entamer sa partie. La cinquantaine, il porte un justaucorps gris sur une veste d’un riche tissu de soie, un luxe qui sied parfaitement à celui qui dirige depuis 1704 l’orchestre de l’Académie royale de Musique (l’Opéra). Deux portraits viennent étayer l’identité du personnage : le tableau peint par André Bouys en 1704 et connu d’après une réplique plus petite et une estampe autographes, ainsi qu’une médaille frappée en 1728 par Simon Curé. Marais présente dans les deux cas un visage très ressemblant, alourdi par les années, mais d’une indéniable prestance. L’attitude pleine de respect de La Barre s’explique alors très naturellement par la grande considération qu’il avait pour son aîné.
Deux flûtistes complètent le trio. Comme Marais, ils sont assis près de la table ronde devant leurs partitions : l’une fermée contenant le second dessus et l’autre ouverte sur la page 20 du premier dessus, recopiée très fidèlement d’après la publication de 1707. Âgés entre trente et quarante ans, les deux musiciens ne sont pas nécessairement parents, comme on l’a toujours supposé, mais leur identité est bien à rechercher parmi les flûtistes de l’Écurie et de la Chambre proches de La Barre et de Marais.
Ainsi, l’homme à droite, à la veste et revers des manches de brocart, qui tient un coûteux instrument en ivoire et paraît occuper une place d’honneur est, selon toute vraisemblance, Jacques Hotteterre dit le Romain (1674-1763). Le plus célèbre de la dynastie des Hotteterre et l’un des plus remarquables flûtistes du XVIIIe siècle, il est l’auteur de nombreuses compositions – trios, duos et solos – pour la flûte traversière éditées dès 1708, mais également de plusieurs méthodes. La réédition de 1707 des Principes de la flûte traversière parus en 1702 chez Christophe Ballard s’ouvre avec le portrait par Bernard Picart d’un joueur de flûte qui pourrait représenter Hotteterre et n’est pas sans rappeler le personnage de notre tableau.
Le troisième membre de la formation, vêtu d’un justaucorps bleu clair aux passements d’or et tenant une flûte de buis, pourrait être l’un des cousins Danican Philidor, grande famille d’hautboïstes au service royal depuis Louis XIII : Anne (1681-1728) ou Pierre (1681-1731) à qui l’on doit également plusieurs pièces pour flûte traversière.
Le modèle non-identifié et oeuvres en rapport
En revanche, l’énigme demeure entière quant à l’identité du cinquième personnage de notre tableau. Debout derrière Marais, il regarde le spectateur et tient dans sa main droite un objet en bois qui semble être une canne plutôt qu’un instrument de musique. Dans notre toile, il porte un habit brun galonné d’or, son nez est fin et légèrement busqué, ses yeux marrons et sa bouche esquisse un sourire. Or, dans la version de ce portrait conservée à la National Gallery, plus grande et signée, le justaucorps du même personnage est gris souris, les passements d’argent, son visage plus plein, le nez droit et retroussé, les yeux verts et point de sourire (ill. 1). Le vêtement et les traits sont encore différents dans la troisième version conservée au musée de Dijon. Par ailleurs, et alors que tous les autres éléments sont identiques dans les trois versions, le paysage qui apparaît entre les colonnes change également : menaçant et sombre dans le tableau de Londres, avec des frondaisons plus denses dans celui de Dijon, il est clair et lumineux dans notre toile. Complétant les analogies stylistiques évidentes, ces divergences confirment l’autographie des trois peintures, œuvres toutes trois du signataire de celle de Londres, André Bouys.
Né la même année que Nicolas de Largillierre à Hyères, dans le sud de la France, André Bouys fut vraisemblablement encouragé dans sa formation artistique par Jean-Baptiste Boyer d’Aguille, amateur aixois. Parmi ses protégés, se trouvait également Sébastien Barras, introducteur avec Bouys de la gravure en manière noire en France. Venu très tôt à Paris, Bouys entra dans l’atelier de François de Troy dont il devint un proche collaborateur et graveur. Ses portraits se ressentent toujours de l’influence de De Troy à laquelle il ajoute un dessin plus précis, notamment dans la description des visages, et un intérêt certain pour le rendu illusionniste des matières et des détails.
Le 26 avril 1687, Bouys fut agréé à l’Académie, puis reçu un an et demi plus tard sur présentation du portrait de Charles de La Fosse (Versailles, inv. MV 3582). Surchargé de commandes, il ne put livrer qu’en 1691 le second portrait demandé, celui du sculpteur Étienne Le Hongre (Versailles, inv. MV 3641). En 1707, il fut élu conseiller de l’Académie à l’unanimité des suffrages.
Les envois de Bouys aux Salons révèlent, malgré la lacune dans les livrets de 1704 à 1737, l’étendue de sa clientèle et la spécificité de son talent. Au Salon de 1699, il présenta neuf portraits, puis douze à celui de 1704 avec dix gravures en manière noire. En 1737, depuis longtemps à l’étroit dans son genre, l’artiste franchit le pas en n’exposant qu’un seul portrait et cinq natures mortes : deux Collations, deux Servantes revenant du marché (collection particulière) et la Servante qui récure de la Vaisselle d’argent (Paris, musée des Arts Décoratifs, inv. 38173).
Le chef d’oeuvre de l’artiste
Chef-d’œuvre de l’artiste, le portrait de groupe des musiciens de la Chambre surpasse toutes les œuvres que Bouys ait jamais présentées au Salon. Le tableau ne fut jamais gravé, mais sa répétition autographe à deux reprises avec, à chaque fois, le remplacement du personnage à gauche, atteste de son grand succès. Qu’il s’agisse des ordinaires de la Musique du roi n’a rien d’étonnant si l’on considère les modèles de notre artiste. Outre La Barre et Marais dont les portraits, déjà cités, furent exposés aux salons de 1699 et 1704 respectivement, plusieurs musiciens avaient posé pour Bouys : les célèbres compositeurs André Campra et François Couperin, le claveciniste Arnault ou Cécile de Lisorez. En 1732, le peintre fut témoin au mariage du violiste Antoine Forqueray avec Jeanne Nolson.
Notre tableau
Ici, Bouys offre à la musique de la fin du règne de Louis XIV sa plus belle représentation. La résonnance des ors et des velours, les accords des verts olive, bleus azurés, bruns terre ou ocres rouges, le mouvement gracieux et lent des mains entrecoupé par les droites rapides des instruments, la cadence inégale des éléments, l’attention portée aux « agrémens » : ce tableau est telle une pièce de musique baroque qui se voulait elle-même transposition en mélodie de la conversation galante.
A.Z.
Bibliographie de l’œuvre
Dominique BREME, « François de Troy », Dossier de l’Art, no 37, avril 1997, L’Art du portrait sous Louis XIV, p. 36-43, la version de la National Gallery p. 41, repr. p. 40.
Dominique BREME, « Les élèves de François de Troy », L’Objet d’art L’Estampille, n° 314, juin 1997, p. 69 (la version de la National Gallery).
Marie-Anne DUPUY-VACHEY (dir.), Dominique-Vivant Denon : l’œil de Napoléon, cat. exp., Paris, musée du Louvre, Paris, RMN, 1999, cat. 536 (version de la National Gallery).
John HUSKINSON, « Les Ordinaires de la Musique du Roi. Michel de La Barre, Marin Marais et les Hotteterre d’après un tableau du début du XVIIIe siècle », Recherches sur la musique française classique, vol. 17, 1977, p. 15-30 (la version de la National Gallery).
Florence GETREAU, « Portraits peints et gravés de Marin Marais », B. Dratwicki (dir.), Marin Marais violiste à l’opéra (1656-1728), Versailles, Centre de musique baroque, 2006, p. 11-21, p. 17, 21, n. 19.
Pierre JAQUIER, « Redécouverte d’un portrait de Jean-Baptiste Forqueray. Découverte de certains éléments de la basse de viole représentée », Imago musicae, La méthode critique en iconographie musicale, 1987, p. 315-324, p. 325 (versions de la National Gallery et de Dijon).
François LESURE, Collection musicale André Meyer, Abbeville, F. Paillart, 1961, p. 100 (sans attribution), repr. pl. 150.
Musée des Beaux-Arts de Dijon, Catalogue des peintures françaises, Dijon, 1968, p. 76, cat. 337, « Réunion de musiciens » (notre version est citée comme réplique).
André TESSIER, « Quelques portraits de musiciens français du XVIIe siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1924, p. 244-254, p. 251-252 (versions de la National Gallery et de Dijon).
C. et Y. VOIRPY, Cahier d’histoire de la musique et d’activités musicales. Classe de 4e, collection R. Cornet et M. Fleurant, Paris, 1974, repr. sur la couverture.
Humphrey WINE, « A Group of Musicians by André Bouys (1656-1740) in the National Gallery », Gazette des Beaux-Arts, septembre 2001, p. 73-80, p. 75, 80, n. 9.
Bibliographie générale
Michel FARE, « André Bouys, 1656-1740. Portraitiste et peintre de genre », Revue des arts. Musées de France, 1960, no 4-5, p. 201-212.
Jean AUBERT, Emmanuel COQUERY, Alain DAGUERRE DE HUREAUX (dir.), Visages du Grand Siècle. Le portrait français sous le règne de Louis XIV. 1660-1715, cat. exp. Nantes, musée des Beaux-Arts, Toulouse, musée des Augustins, Paris, Somogy, 1997.