79 x 133 cm
Deux huiles sur toile formant pendant.
Provenance
France, collection particulière.
Une dame de qualité, vêtue d’une élégante robe de fantaisie aux manches longues et coiffée d’un petit chapeau de paille, est assise sur une balle de marchandises. Un serviteur noir porte une ombrelle pour protéger sa maîtresse du soleil du midi. Un homme à la veste rouge, drapé dans une cape bleue, un régisseur plutôt qu’un compagnon de voyage, se tient debout devant la dame et semble surveiller les ouvriers du port qui chargent les balles dans une barque. Au premier plan, une grande balle marquée d’un numéro 12, d’un « Lo : 8 » et d’une croix à la peinture rouge, une seille en bois avec un couvercle, des rouleaux cachetés de cire, une ancre, divers autres objets et un arbre desséché. À l’arrière, deux marins s’apprêtent à mâter un voilier, une vieille tour sur une berge escarpée et la baie où mouille un grand trois-mâts accosté par des barques : le bateau sur lequel la dame espère embarquer. Enfin, à l’horizon, une ville dominée par un volcan éteint.
Un Turc au pantalon rayé et turban, assis sur un ballot, la main appuyée sur une balle de drap, fume la longue pipe. A côté, une autre balle marquée d’une croix, d’un numéro 18 et des initiales PG à la peinture noire. Puis une barque de pêcheurs qui déchargent leur prise. L’un d’eux, descendu sur la berge, discute avec la marchande en lui montrant, au loin, un feu ou un tir de canon près d’un phare fortifié. Au loin, des falaises et le ciel rosé du petit matin. Et tout devant, quelques rochers et, parallèle au bord gauche du tableau, un vieil arbre.
Voici une description qui pourrait être celle d’une paire de capricci d’Adrien Manglard, Joseph Vernet, Charles Lacroix de Marseille, Carlo Bonavia ou Jean-Baptiste Lallemand. On y retrouve en effet les thèmes, les mises en scène, les protagonistes, les poses et les décors habituels de leurs marines, tel un répertoire établi et connu où chacun puisait au gré de son inspiration. Et pourtant, quelque chose distingue nos deux œuvres de toutes les productions contemporaines ayant pour sujet les bords imaginaires de la mer Méditerranéenne.
Tout d’abord, les cadrages sont nettement plus serrés et les premiers plans proportionnellement plus hauts et chargés que d’ordinaire, ce que la destination des tableaux comme dessus-de-porte ne saurait expliquer : dans les dessus-de-porte peints par Vernet, la mer occupe plus de place et les personnages sont nettement plus petits. Par ailleurs, a contrario des règles du paysage classique, il n’existe aucun plan intermédiaire entre ce devant de scène saturé de personnages et l’arrière-plan conçu comme une toile de fond de théâtre, aucun bâtiment disposé en oblique pour donner un effet de perspective et organiser l’espace. De même, la mer est parfaitement calme, plate, opaque, sans aucune vague, animée seulement de quelques touches blanches sous les barques les plus proches et offrant aux paysages lointains des reflets parfois hasardeux. Le gréement et la forme même des navires, dont la parfaite connaissance était la fierté des marinistes, s’avèrent imprécis, voire maladroits, tout comme la forme du phare qui se veut rappeler celui de Naples.
Tout ceci fait croire que l’auteur de nos toiles n’était pas un mariniste et ne faisait que reprendre, pour une commande de deux ou de quatre dessus-de-porte (deux autres peintures auraient alors eu pour sujet un coucher de soleil et la nuit), les codes du genre tout en les adaptant à son propre style et en évitant tout pastiche. Car il ne s’agit nullement d’un artiste médiocre ni d’un obscur suiveur de Manglard ou de Vernet (voir ainsi deux toiles très maladroites passées en vente chez Christie’s Paris le 16 octobre 2012, lot 229). Les quelques incohérences ne concernent en effet que les détails, l’ensemble se révélant au contraire d’une grande maîtrise et liberté.
On admire ainsi le jeu subtil des couleurs dans le groupe central du premier tableau où se retrouvent réunies le jaune pâle de l’ombrelle, le rouge écarlate de la veste, le bleu profond de la cape et l’ocre orangé du sol. On goûte la diversité et la vérité des attitudes, le dessin sommaire des visages, les arrière-plans embrumés. On savoure la rapidité du pinceau à la touche fondue. On se surprend à penser à Salvatore Rosa en observant l’arbre qui occupe plus d’un quart de la peinture du Turc, lui-même très tiépolesque.
Or, c’est cette même ligne plastique et grasse, ces mêmes couleurs chaudes du premier plan, figures trapues aux visages peu détaillés, premiers plans encombrés, poses expressives et naturelles malgré la rapidité d’exécution, sont les caractéristiques d’un artiste connu surtout pour ses scènes de batailles, mais qui s’était essayé avant à d’autres genres : Francesco Casanova.
Frère du célèbre aventurier Giacomo et du peintre Giovanni Battista, Francesco Casanova naquit à Londres où ses parents acteurs se produisaient, mais passa son enfance à Venise. D’après les Mémoires de son frère, Francesco fit sa formation artistique chez Gian Antonio Guardi pendant près de dix ans, puis chez Antonio Joli, décorateur de théâtre. À Venise, il copia quelques œuvres de Francesco Simonini, spécialiste de batailles, qu’il alla trouver à Florence vers 1749, décidé de faire carrière comme peintre de cavalcades, de chasses et de combats militaires. Deux ans plus tard, Casanova monta à Paris, puis se rendit à Dresde en 1752, où il découvrit les peintures de Philips Wouwerman. De retour à Paris en 1757, il exposa au Louvre et devint bientôt l’un des artistes les plus acclamés et réclamés. Son atelier fut recherché par de jeunes artistes, comme Philippe-Jacques de Loutherbourg. Ses œuvres présentées au Salon entre 1761 et 1783 furent louées par la critique, dont Diderot qui trouva à ce « grand peintre », « bien de la hardiesse, une belle et vigoureuse couleur » (Salon de 1761). En 1762, dans son acte de mariage avec la danseuse Jeanne-Marie Jolivet, il porte le titre de « peintre du roi ». Agrée par l’Académie en 1761, il fut reçu en 1763 avec Le Combat de cavalerie, que Diderot dit indigne de son talent. Le philosophe salua vivement d’autres peintures de Casanova, dont les deux batailles du Salon de 1771, celles de Fribourg et de Lens commandées par le prince de Condé.
En 1783, au faîte de son succès, Casanova partit pour Vienne. Sa renommée lui attira aussitôt une clientèle des plus aisées, dont le prince Esterhazy, Ferdinand IV de Naples et Catherine la Grande conquis par ses compositions aux influences vénitiennes et françaises savamment intégrées, son dessin de grande liberté, ses paysages et batailles traités avec brio. Incapable de gérer ses gains astronomiques, dépensier à outrance, constamment assailli par les créanciers, il mourut pauvre dans sa maison de campagne près de Vienne, le seul bien qui lui restait.
Notre paire de toiles est à placer au début de la carrière de l’artiste, encore redevable à ses maîtres Simonini et Guardi, mais aussi Marco Ricci, Wouwerman et Johannes Lingelbach, peintre des bambochades et des bords de mer du XVIIe siècle. À cette époque, Casanova acceptait volontiers les sujets qui n’entraient pas vraiment dans sa spécialité, dont les marines. Il aurait pu d’ailleurs s’agir d’une commande plus vaste de décoration incluant des dessus-de-porte pour lesquels le propriétaire des lieux aurait souhaité des thèmes perçus comme « classiques » . Mais l’on reconnaît facilement ici la manière déjà formée de Casanova, ses couleurs lumineuses, son trait désinvolte et ses mises en scène véritablement théâtrales où chaque personnage a véritablement un rôle à jouer.