André LANSKOY (Moscou, 1902 - Paris, 1976)

Les Chagrins inutiles

38,8 x 46,8 cm

1955
Huile sur toile. Au revers, étiquette de la Galerie Louis Carré : André Lanskoy « Chagrins inutiles » Huile sur toile, 1955 33cm x 41cm (ill. 1).

Provenance
• Galerie Louis Carré, Paris (étiquette au revers).
• Vente Sotheby’s Londres, 26 octobre 1989, lot 384.
• Vente Christie’s Londres, 9 février 2007, lot 160.

« Dans mon enfance, j’ai rêvé d’être clown (...). Il y a quand même une différence entre le clown et le peintre : le clown met les couleurs sur son visage au lieu de les mettre sur la toile ». Né à Moscou en 1902, dans une famille de la haute aristocratie russe, Lanskoy fut dès son plus jeune âge fasciné par la couleur. Les décors des cabarets qu’il fréquente à l’âge adolescent lui procurèrent ses premières émotions artistiques. En 1917, la famille Lanskoy s’exila à Kiev, où le jeune homme suivit quelques cours dans une académie d’arts décoratifs. Après un second exil à Berlin, et un enrôlement dans l’Armée Blanche dont il rentra miné par la maladie et abattu par l’amertume de l’échec, Lanskoy arriva avec ses parents et sa jeune sœur à Paris en 1921.

Dans le quartier de Montparnasse, cet autodidacte admirateur du Douanier Rousseau réalisa son rêve : devenir peintre. Intégré dans les milieux artistiques de l’immigration russe, Lanskoy présenta pour la première fois ses toiles en 1923, dans une exposition organisée à la galerie La Licorne par le groupe Tcherez, en réaction à l’art russe « folklorique » de Mir Iskoustva ou des Ballets russes. Il y côtoya Sonia Delaunay, Chaïm Soutine, Zadkine. L’artiste fut repéré au Salon d’Automne 1924 par la galerie Bing, qui l’exposa et vendit l’un de ses tableaux à Roger Dutilleul. Le collectionneur, et son neveu Jean Masurel, devinrent les principaux mécènes de Lanskoy ; ils contribuèrent, au gré d’une amitié profonde, à élargir la formation artistique du jeune peintre, et assurèrent sa subsistance pendant près de vingt ans.
L’exposition Origines et développement de l’art international indépendant, organisée en 1937 au Musée du Jeu de Paume, marqua un tournant dans la connaissance et l’appréciation de l’art abstrait en France ; le grand public y découvrit Paul Klee ou Kandinsky. La manifestation contribua à faire évoluer la sensibilité de Lanskoy, dont l’art s’achemina progressivement vers l’abstraction. En 1944, Dutilleul présenta Lanskoy à Louis Carré : « Vous n’aurez jamais tort avec un coloriste ». Le galeriste, homme ambitieux au goût sûr, avait ouvert sa galerie en 1938, et s’était assuré la confiance des institutions d’art contemporain les plus prestigieuses. Lanskoy signa en 1944 un contrat avec Carré, et c’est dans ce cadre que Les Chagrins Inutiles furent vendus par la galerie dans les années 1950. Louis Carré et Lanskoy furent très liés ; en 1959, le galeriste commanda au peintre six toiles pour sa « Maison Carré » de Bazoches-sur-Guyonne, édifiée par Alvar Aalto. Peu après, un différend opposa les deux hommes aux tempéraments bien trempés ; du jour au lendemain, leur amitié prit définitivement fin, et avec elle la vente des tableaux de Lanskoy dans la galerie Louis Carré.

« Quand je prends la couleur sur la palette, elle n’est pas plus figurative si elle est destinée à représenter une fleur, ni plus abstraite si elle est destinée à créer une forme imaginaire. J’ai été un figuratif inspiré par tous les thèmes. Mais l’abstrait est le moyen de dire plus, d’élargir le champ de bataille, de s’exprimer plus complètement. [...] le point de départ est toujours dans la nature, et le monde m’appartient comme il appartient à chacun. C’est peut-être que je ne suis pas un abstrait pur. « Non figuratif » aurait plus de sens. Mais ce ne sont là que des mots ! Il ne faut pas peindre de l’abstrait ou du figuratif : il faut peindre un tableau ! ». Initié dès 1937, le passage de Lanskoy au non figuratif fut progressif. Il exécuta de nombreuses recherches à la gouache, qui affirmèrent son identité picturale. Il avait exposé ses premières œuvres abstraites pendant la guerre, à la galerie Jeanne Bucher, où il avait rencontré Nicolas de Staël.

La décennie 1950, chez Louis Carré, fut celle de sa consécration. Notre œuvre, datée de 1955, est caractéristique de cette période florissante. Si Lanskoy est avant tout un coloriste, entretenant avec les couleurs une approche lyrique, immédiate, énergique, il commençait toujours par dessiner, structurant son tableau de quelques traits de fusain ou de pastel. Le dessin est « un squelette, toujours assez élastique », écrivait-il, poursuivant : « Puis la couleur intervient et la lutte s’engage. Tout est gestation et le tableau n’est pas encore né. Bientôt, un accord se réalise entre les formes et les couleurs ; le tableau trouve alors son centre et commence à exister. » Ici, l’artiste a juxtaposé dans une variation de blanc cassé, beige et gris, des taches maçonnées, énergiquement brossées. La manière, comme la gamme chromatique, se retrouvent à la même époque dans la Promenade quotidienne (huile sur toile, 1955, 60 x 73 cm, collection particulière). La touche est empâtée, relevée d’une fenêtre bleu ciel ou d’un ocre jaune pur : Lanskoy travaillait la couleur directement sortie du tube, au pinceau ou au doigt, se servant comme palette d’une table de marbre. La dynamique est donnée par un large mouvement circulaire souligné de traits violet, rouge, bleu canard et noir.

Les chagrins inutiles sont-ils ceux de l’amour, mariant le rouge de la passion au gris de la tristesse, ou ceux de la création, exigeante et parfois découragée, mais dont l’issue est victorieuse ? Le rythme du tableau est bien celui d’une lutte, où le jaillissement instinctif, sous-tendu par l’équilibre d’une vision d’ensemble, atteint ainsi l’harmonie, sentiment partagé par d’autres tableaux de l’artiste exécutés à la même époque, comme Dans le ciel orageux (huile sur toile, 1955, 73 x 60 cm, collection particulière).

Cette œuvre sera intégrée dans le catalogue raisonné en préparation par le Comité Lanskoy (certificat d’authenticité en date du 1er mars 2016).

Bibliographie relative à l’œuvre
Jean GRENIER, André Lanskoy, Paris, Fernand Hazan, coll. « Peintres d’aujourd’hui », 1960, repr. pl. 3.

Bibliographie générale
Sophie LEVY (dir.), Lanskoy, un peintre russe à Paris, cat. exp., Villeneuve d’Ascq, LaM, 2011.
Jean-Claude MARCADE, André Lanskoy 1902-1976 : pour le trentième anniversaire de la mort, catalogue d’exposition, Saint-Pétersbourg, Palace Editions, 2006.
André Lanskoy : Moscou, 1902 - Paris, 1976, catalogue d’exposition, Musée d’Unterlinden, 2006.
Roger VAN GINDERTAEL, Lanskoy, ébauche d’un portrait, galerie Louis Carré, Paris, Duval, Union & Mourlot, 1957.

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