61,8 x 41,5 cm
1904.
Huile sur toile.
Sur le châssis, une étiquette de salon portant le numéro 105.
Signé en bas à gauche.
Provenance :
· France, collection particulière
Exposition :
1904, Paris, Salon, no 1655, Ligéia.
Élisabeth Sonrel est une artiste proche des symbolistes, bien qu’elle soit restée en marge de leurs cercles artistiques. Elle suivit les cours de dessin à l’Académie Julian comme élève de Jules Lefèbvre. Installée à Sceaux en 1895, elle réalisa des décors peints et des portraits, prenant le plus souvent ses amies comme modèles. Son travail fut récompensé avant même ses vingt ans et elle prit part au Salon des artistes français dès 1893 et jusqu’en 1939. Ses œuvres étaient recherchées tant par les collectionneurs français qu’étrangers, et notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Italie.
Une iconographie féminine idéale prédomine chez Élisabeth Sonrel qui puise ses inspirations dans l’esthétique préraphaélite, symboliste et Art Nouveau, mais également dans l’œuvre des maîtres anciens dont Botticelli. Spirituelles, lointaines et mystérieuses, ses jeunes femmes n’appartiennent à aucun monde et s’inspirent de la Vierge et des saintes mystiques, ainsi que des légendes de l’époque médiévale. L’artiste en conçoit des représentations douces et mélancoliques mettant en scène des jeunes femmes aux longs cheveux roux et portant des tuniques précieuses, tel le modèle de notre toile.
Figurée en buste et de face, la jeune fille est d’une beauté troublante et altière. Ses cheveux roux ondulants glissent sur son épaule gauche et sur sa robe rouge cramoisi richement ornée. Ces bijoux et broderies font écho à ceux qui garnissent la robe de la Princesse lointaine présentée par Sonrel au Salon de 1903. Ce tableau réinterprète le thème de la Belle Dame propre aux textes littéraires de son époque où les princesses au destin tragique évoluent dans un Moyen Âge idéalisé. Le titre même renvoie à la pièce d’Edmond Rostand, La Princesse lointaine, qui relate la longue traversée de Joffroy de Rudel souhaitant voir voir la belle Mélissinde avant de mourir.
Dans notre œuvre, le rouge de la robe, le roux des cheveux et le brun du fond sobrement brossé font ressortir la carnation pâle de la jeune femme et la légère torsion du cou qui souligne sa fine nuque. De même, parfaitement apparente dans le fond, la trame de la toile disparaît sous la touche lisse de la figure la faisant ressembler d’autant plus à une apparition irréelle.
Portrait rêvé, notre tableau est doté d’une énergie plus profonde. Les bijoux or et vert qui parent la jeune femme lui confèrent une touche de mystère. Le haut de ses manches est recouvert d’ornements en métal précieux tandis que le corsage est rehaussé d’un grand bijou en forme d’un buste de femme nue aux grandes ailes déployées et qui soutient un pendentif formé d’une émeraude et d’une perle. Celle-ci a le regard impénétrable et la gravité d’une sphinge, mais ses mains visibles contredisent cette supposition. Élisabeth Sonrel faisait parfois reproduire certaines pièces de joaillerie à partir de ses dessins. Aussi, le choix des bijoux dans ses tableaux n’est jamais anodin. Ici, la créature fabuleuse fait de la dame une figure ambivalente entre sagesse et séduction, impression renforcée par son regard bleu-vert, de la même couleur que la pierre tenue par la créature ailée.
Notre toile fut exposée au Salon des Artistes français de 1904 sous le titre de Ligéia, du nom du personnage de la nouvelle homonyme d’Edgar Allan Poe publiée en 1838 et traduite en français par Charles Baudelaire en 1856. Sur les bords du Rhin, le narrateur rencontre et épouse Ligéia, une jeune noble d’une grande beauté et aux connaissances immenses. Le narrateur est éperdu d’amour pour son regard, intense et magnétique :
L’expression des yeux de Ligéia ! … Combien de longues heures ai-je médité dessus ! combien de fois, durant toute une nuit d’été, me suis-je efforcé de les sonder ! Qu’était donc ce je ne sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ?
Or, notre modèle ne peut être Ligéia, décrite comme ayant les cheveux et les yeux « plus noirs que les ailes de minuit, l’heure au plumage de corbeau ». La belle et spirituelle dame décède d’ailleurs peu après le mariage, laissant le narrateur au désespoir. Il se réfugie alors dans un ancien couvent anglais et fait la connaissance d’une autre noble jeune fille, Lady Rowena de Trevanion (Tremaine), blonde aux yeux bleus, très différente de sa première femme. Il l’épouse, mais sans oublier Ligéia dont le souvenir et l’ombre reviennent tourmenter Rowena qui finit par s’éteindre et devenir Ligéia dans la mort. C’est le moment où le fantôme de Ligéia s’empare progressivement de la nouvelle épouse que Sonrel pourrait avoir voulu représenter, possession révélée par le changement d’intensité du regard. Le spectateur se retrouve ainsi dans la position du narrateur de Poe, assistant, fasciné et envoûté, à la métamorphose.
Bibliographie de l’œuvre
Charlotte FOUCHER, « Élisabeth Sonrel (1874-1953), une artiste symboliste oubliée », Bulletin des amis de Sceaux, nouvelle série n°25, 2009), p. 21, repr