135,5 x 100 cm chaque
Circa 1730-1735. Deux tableaux, chacun huile sur toile Beaux cadres d’origine en bois sculpté et doré à motif de coquilles, rinceaux et fleurettes.
Provenance
· Collection Whitelaw Reid (1837-1912), ambassadeur des États-Unis en France (1889-1892), New York.
· Par héritage, son épouse, New York.
· Sa vente, Anderson Galleries, 2-3 mai 1934, The Distinguished Collection of Furniture, Paintings and Works of Art from the Estate of the Late Mrs. Whitelaw Reid, lot 296 (portrait de femme) et 297 (portrait d’homme), repr.
· Vente Paris, Palais d’Orsay, 3 avril 1979, Laurin-Guilloux-Buffetaud-Tailleur, Robert Lebel expert, lots 44 et 45, repr.
· France, collection particulière.
Exposition
Le Portrait de femme fut probablement exposé au Salon de 1737 (« Une Dame & son Fils », « sous la corniche, après la seconde porte »). À moins qu’il ne s’agisse du Salon de 1741 (« Madame Cousin & M. son Fils : ce Tableau a pour sujet l’éducation de Télémaque par Minerve »).
De l’obscurité à Rigaud
Robert Le Vrac se fit connaître sous le nom d’un village près de Bayeux, Tournière ou Tournières, auquel sa famille semblait attachée, s’illustra dans tous les domaines : allégories, vanités, figures de fantaisie, copies de maîtres anciens, tableaux religieux. Mais c’est sans doute avec ses portraits qu’il excelle le plus et qu’il apporte véritablement à l’histoire du genre, grâce notamment à sa formation hétéroclite.
Son premier apprentissage se fit en effet auprès d’un peintre obscur de sa ville natale de Caen, puis à l’Académie de Saint-Luc de Paris, héritière de la corporation des peintres de Paris et rivale de l’Académie royale. Reçu maître peintre en 1695, il préféra poursuivre sa formation chez Bon Boullogne (1649-1717) réputé pour la qualité de son enseignement et où Tournières retrouva les artistes qui allaient occuper la première moitié du XVIIIe siècle tels que Nicolas Bertin, Pierre Dulin, Charles Parrocel, Jean Raoux ou Jean-Baptiste Santerre. Très attiré par le portrait, notre artiste fut cependant le seul à fréquenter également l’atelier de Hyacinthe Rigaud (1659-1743). Dans le Livre de raison de Rigaud (son livre de comptes), « Tourniere » est ainsi mentionné en 1698 et 1699 pour plusieurs copies réalisées entièrement de sa main, ce qui marque la confiance du maître, mais également le distingue de la plupart des autres collaborateurs chargés au mieux des accessoires ou des vêtements.
Académicien
Installé à son compte, agréé à l’Académie comme portraitiste en 1701, Tournières fut reçu l’année suivante avec deux portraits d’académiciens, Pierre Mosnier (Versailles, inv. MV 5822) et Michel II Corneille (non localisé). Le Salon de 1704 organisé par l’Académie pour célébrer la naissance du duc de Bretagne, fut celui de sa consécration. Il y présenta en effet vingt et un portraits, soit presque autant que Rigaud ou Largillierre, mais également deux tableaux d’histoire. Son ambition d’entrer dans l’Académie en « qualité d’Historien » se concrétisa en 1716 avec Dibutade ou l’invention du dessin (Paris, ENSB-A, inv. MRA. 104). L’artiste fut élu conseiller en 1721, puis professeur, sans jamais abandonner l’art de portrait ce dont témoignent ses participations au Salon.
Portraitiste brillant
Le seul, avec Jean Ranc, des élèves de Rigaud à avoir eu une brillante carrière de portraitiste, Tournières n’en possédait pas moins une écriture personnelle et une expression singulière, avec plus de retenue et de distance face à ses modèles, une palette beaucoup plus froide et un esprit moins exubérant. Les poses de ses modèles sont plus simples, mais jamais statiques car si le buste est généralement vu de profil, le visage se tourne vers le spectateur. La gestuelle est gracieuse et affectée et les index pointés avec grâce vers un objet situé hors du cadre ou bien un autre personnage lorsqu’il s’agit de portraits de groupe. L’artiste affectionne les arrière-plans sombres, où les détails architecturaux, les feuillages et le ciel se devinent plus qu’ils ne se voient. Il pare ses commanditaires de draperies bouillonnantes aux reflets irisés, de batistes fines, insuffle une brise légère dans leurs perruques poudrées délicatement bouclées et agrémente la mise en scène d’un accessoire.
Portraits de famille
Dans ce corpus englobant aussi bien les princes que les grands bourgeois, les portraits de famille occupent une place importante et semblent avoir été la spécialité de Tournières. La touche sensible de l’artiste et la douceur qu’il conférait aux regards de ses modèles jusque dans les portraits officiels, convenait parfaitement à cette sentimentalité nouvelle qui venait d’envahir la haute société de l’époque Régence et du règne de Louis XV.
Père et fils
Le père, drapé dans une cape de velours lie-de-vin qui dissimule entièrement son habit se tient debout près d’une table-console au piétement sculpté et doré avec dessus en marbre brèche qui apparaît dans plusieurs tableaux de Tournières, dont le Portrait de Louis Phélypeaux, chancelier de France réalisé vers 1700 (Dijon, musée des Beaux-Arts, inv. 1067) ou celui du Comte Ferdinand Adolf von Plettenberg signé et daté de 1726 (Budapest, musée des Beaux-Arts, inv. L.3.124, ill. 1). De sa main droite, l’homme feuillette un ouvrage, tandis qu’il pose sa main gauche, invisible, sur le dos de son fils, comme si le spectateur venait de le surprendre à éduquer son enfant. Le garçon, vêtu d’une veste brune brodée d’or et dans une attitude symétrique à celle de son père, effleure de ses doigts délicats une branche de laurier, symbole de sa gloire à venir.
Mère et fils
À l’inverse de son époux, la mère est représentée à l’extérieur, sans que cela ne rompe la belle unité des pendants. La dame qui arbore une somptueuse robe de toile d’argent rehaussée d’un drapé bleu roi, est assise près d’une table en pierre, le bras délicatement appuyé sur un Traité de la sagesse relié de maroquin. La dame, telle Minerve, pose sa main droite sur l’épaule de son plus jeune garçon, promu à une carrière des armes à en juger d’après son accoutrement à l’antique rouge et or et le heaume qui trône à droite. Comme à l’accoutumée, Tournières réutilise certains éléments de ses œuvres antérieures, comme, ici, les motifs de la reliure du livre ou le geste délicat du petit garçon qui provient d’un Portrait allégorique de femme peint vers 1715 (Caen, musée des Beaux-Arts, inv. 82.1.1).
Des oeuvres harmonieuses
Ayant conservé leurs cadres d’origine, délicatement sculptés, nos deux portraits datant de la période de maturité du maître sont parmi les plus aboutis par leur perfection technique, la répartition harmonieuse des modèles, l’harmonie raffinée des coloris entre le portrait d’homme peint quasi en brunaille et celui de la femme animé de tonalités claires et plus vives, et, enfin, par l’introduction subtile mais nullement ostentatoire d’éléments d’allégorie dans une représentation familiale.
A.Z.
Nous remercions M. Eddie Tassel de nous avoir confirmé l’authenticité de notre œuvre après l’examen de visu. Les deux portraits seront inclus dans le catalogue raisonné en préparation de l’œuvre de Le Vrac Tournières.
Bibliographie de l’œuvre
Marie-Louis BATAILLE, « Tournières 1668 à 1752 », dans Louis DIMIER, Les Peintres français du XVIIIe siècle, Paris, 1928, t. I, cat. 20 et 21, p. 234, repr. pl. XL et XLI.
« L’art aux enchères », Connaissance des arts, numéro spécial no 14, 1979, p. 16, repr.
Eddie TASSEL, Patrick RAMADE, Robert Le Vrac Tournières, les facettes d’un portraitiste, catalogue d’exposition, Caen, musée des Beaux-Arts, Gand, Snoeck, 2014, p. 29-30, repr. fig. 19 et 20.