100 x 81 cm
Huile sur sa toile d’origine. Signé « ade. Brune. » en bas à droite. Au verso, une inscription au pochoir : « VALLE et BOURNICHE seuls élèves et succ. de BELOT rue de l’Arbre sec °3 ».
Cadre d’origine en bois doré à décor de palmettes. Au revers du cadre, au crayon : « Comtesse d’Ornant ».
Provenance
Collection personnelle de l’artiste jusqu’à sa mort en 1880.
Légué à sa sœur, Elise Brune, comtesse d’Ornant.
Collection des héritiers de la comtesse d’Ornant.
Fascinant, notre tableau est énigmatique à plus d’un titre et ne se découvre qu’après une recherche minutieuse. C’est le portrait d’un jeune homme de la haute société parisienne vêtu avec toute l’élégance du début des années 1840 et qui vient certainement de célébrer sa Bar-Mitzvah. Adossé à un coussin damassé, sa kippa brodée, ostensiblement « orientaliste », posée près de lui, il tient sur ses genoux un livre ancien et précieux rédigé en hébreu, mais son regard calme et intelligent est posé sur le spectateur, regard d’un adulte et non plus celui, naïf, d’un enfant. Les tons dorés, bruns, rouges, gris se marient harmonieusement pour créer une image d’un grand raffinement, solennelle et cependant intime. La lecture de ce portrait est donc double : à la fois représentation traditionnelle d’un adolescent d’une famille aristocratique et affirmation de l’observance religieuse et de la dévotion orthodoxe.
La toile porte la signature d’Adolphe Brune, peintre d’histoire « hors concours » et de portraits. Il fut le fils de Denis-François Brune, brillant entrepreneur originaire de Souvans qui tenait à Paris un salon célèbre, puis, après avoir été ruiné par son associé, non moins brillant agronome dans ses terres du Jura. Grand amateur d’art et écrivain à ses heures, Denis-François Brune encouragea vivement son fils à devenir peintre, alors qu’il le destinait au barreau. En 1824, après des études de droit et de médecine, Adolphe entra à l’école des Beaux-Arts de Paris pour y suivre la classe du peintre Antoine Jean Gros. Il semble avoir également fréquenté l’atelier d’Ingres et fait un voyage en Italie financé par son père. En 1833, Brune fit ses débuts au Salon avec une Adoration des Mages achetée par l’État et plusieurs portraits dont peut-être celui de sa sœur Elise, comtesse d’Ornant de Sévilly (Tours, musée des Beaux-Arts). Mais il se fit vraiment remarquer au Salon de l’année suivante en présentant une Tentation de Saint Antoine nourrie de références caravagesques. Récompensée par la médaille de deuxième classe, elle fut acquise par le duc d’Orléans. Toutes ses participations aux Salons, plus ou moins régulières jusqu’en 1873, étaient depuis immanquablement louées par la critique, tels l’Exorcisme de Charles II offert par l’artiste à la ville de Dôle (1835, inv. 135), Loth et ses filles (1837) ou l’Envie achetée par l’État et que Laurent-Jan dans Le Charivari disait posséder « un tel ressort, que les tableaux qui l’environnaient dans le grand salon, semblaient peints de l’autre côté de la toile » (1839, Dôle, musée des Beaux Arts, inv. 71).
Peintre renommé souvent sollicité pour la décoration des monuments publics (plafonds de la salle du Trône au palais de Luxembourg, la coupole de la bibliothèque du Louvre qui lui valut la croix de la Légion d’Honneur, les fresques de l’église Saint-Roch...), Brune excellait dans le portrait mondain, genre qui semblait fait pour lui. Son éducation parfaite, ses manières aristocratiques, son caractère aimable, ses talents de musicien et de chanteur lui avaient ouvert les portes de la haute société dès ses débuts parisiens. Son portrait de la duchesse d’Uzès fit sensation et lui gagna rapidement une clientèle fidèle parmi les membres des plus grandes familles. On admirait chez Brune sa facture précise, la fermeté des lignes, le coloris assuré, la transparence des chairs, la pose recherchée et cependant naturelle, la ressemblance sans flatterie excessive et le gracieux dessin des mains, tout en se félicitant de poser pour un artiste estimé par l’État.
Le modèle de notre tableau est donc à rechercher parmi ces puissantes familles juives assimilées, attachées à leur rang et en accord avec les goûts de l’époque, mais fières de leur foi. Or, en 1840, la communauté juive de Paris ne représentait guère plus de huit mille âmes, la plupart de ses membres venant de l’Est de la France et d’Allemagne et ayant souvent une pratique religieuse discrète. Dans le recensement de 1839, on ne trouve que 15 familles de la haute bourgeoisie d’affaires, dont les Péreire, les Fould, les Goldschmidt, les Worms, et surtout les Rothschild, réunis autour de James de Rothschild (1792-1868), fondateur de la branche française, installé à Paris depuis 1812.
Les Rothschild étaient les seuls à revendiquer de façon constante leur judaïsme, toujours avec exclusivité, fierté, rigueur, philanthropie et solidarité communautaire. Si James ne parait s’être véritablement intéressé à la religion que vers 1850, son épouse Betty fut très pieuse et éleva ses cinq enfants dans la foi juive et dans la pratique quotidienne. Elle avait engagé Albert Cohn, orientaliste autrichien, pour apprendre à ses enfants l’hébreu, l’histoire du peuple juif et leur donner une instruction religieuse complète.
Grand amateur d’art et collectionneur insatiable, James commandait peu de portraits de famille, mais toujours aux artistes les plus en vue, comme Emile Callande de Champmartin, Ingres, Ary Sheffer, Hippolyte Flandrin ou Louis Grosclaude. Celui-ci présenta au Salon de 1837 le portrait de James (numéro 391, perdu), puis celui d’un enfant de James au Salon de 1839 (numéro 944, perdu). Il existe en outre un double portrait d’Alphonse et de Gustave de Rothschild de sa main, datable de 1840 environ (collection particulière, château Lafite).
C’est la confrontation de notre tableau avec ce double portrait et la grande ressemblance du modèle avec James de Rothschild qui permet d’en identifier le modèle comme étant Gustave, troisième enfant de James après Charlotte et Alphonse et avant Salomon, Edmond et Aveline. Il succéda à son père en 1868 avec ses frères, fut consul général d’Autriche-Hongrie, administrateur de la Compagnie du chemin de fer Paris-Lyon et un collectionneur d’art célèbre. En 1858, il devint président du Consistoire central israélite de Paris, puis subventionna la construction de la synagogue de la rue de la Victoire et l’agrandissement de l’hôpital Rothschild.
Gustave célébra sa Bar-Mitzvah à la Synagogue Notre Dame de Nazareth le samedi 23 avril 1842 sous l’autorité des rabbins Zadok Kahn et Ennery. C’est très vraisemblablement à cette occasion que notre portrait était commandé, à l’instar de celui de la sœur aînée de Gustave, Charlotte, réalisé par Ary Scheffer la même année 1842 pour célébrer son mariage avec Nathaniel de Rothschild.
Adolphe Brune était déjà à cette époque un portraitiste recherché et les contacts avec James de Rothschild ne manquaient pas. Déjà, son professeur , le baron Gros, fut un intime des dîners de Betty de Rothschild. Un autre élève de Gros, le décorateur Eugène Lami (1800-1890) qui travailla aux galeries historiques de Versailles entre 1833 et 1837 en même temps que Brune, fut régulièrement employé par James depuis 1836. Enfin, le baron de Rothschild avait acquis, au Salon de 1844, Les Enfants Maroudeurs de l’élève de Brune, Faustin Besson, avant de lui commander, en 1855, les portraits de ses fils Salomon et Edmond destinés au château de Boulogne. Autant d’éléments qui laissent croire que l’art de Brune convenait assez au goût exigent de James de Rothschild pour qu’il lui passe commande d’une image de son fils.
Reste que notre tableau, parfaitement achevé et richement encadré, ne fut jamais livré à son commanditaire et demeura la propriété de l’artiste jusqu’à sa mort. À moins qu’il s’agisse d’une version que le peintre exécuta pour lui-même, satisfait et fier de son travail. Car les longues poses nécessaires qui laissaient au commanditaire tout le temps d’intervenir si quelque chose ne lui convenait pas et la connaissance que devait avoir James du style déjà formé de l’artiste rendent peu probable l’hypothèse selon laquelle l’œuvre n’aurait pas plu. Une œuvre exceptionnelle donc et un portrait à part dans la production mondaine d’Adolphe Brune, dont étonnamment peu de tableaux subsistent malgré les louanges répétées de ses contemporains.