Terre cuite. Signée au dos. Sur piédouche en bois noirci (12 cm)
L’engouement de la société française pour les bustes en ronde-bosse s’accroît dans les années 1850 : ils constituent alors près de la moitié des sculptures exposées au Salon. Renouant avec les travaux d’Houdon ou de Caffieri, ils répondent à l’importance que le Second Empire accordait à l’image.
Le travail de Carrier-Belleuse, qui réalisa de nombreux bustes, se démarque de ce souci des apparences, autant que de l’idéalisation prônée par le courant néo-classique. L’artiste fut en premier lieu influencé par la manière de David d’Angers, qu’il rencontra lors de sa formation, et par le biais duquel il intégra l’Ecole des Beaux-arts en 1840. On observe chez les deux sculpteurs, fascinés par la figure humaine, une même volonté de retranscrire la personnalité et l’expression de leurs modèles, alliant la liberté d’exécution à un grand souci du détail.
La critique, à l’image de Maxime du Camp, reprochait à Carrier-Belleuse l’excès de vie et d’expression de ses figures, au détriment d’une idéalisation des traits jugée alors nécessaire. Carrier-Belleuse persévéra toutefois dans cette manière, qui assura sa reconnaissance.
Les commentaires de Bürger, dans son Salon de 1861, sont à cet égard éloquents : « Il y a cependant un artiste, M. Carrier-Belleuse, qui fait des bustes d’homme avec une adresse et un esprit auxquels la sculpture n’était plus habituée depuis la fin du 18e siècle, mais en terre cuite [...], si vivants et si expressifs. M. Carrier-Belleuse est de la famille [...] de la pléiade ingénieuse et délibérée que vanta Diderot. Il est moins maniéré sans doute, il est moins tourmenté, il est plus intime peut-être, mais son charme tient toutefois à la vivacité d’une touche qui a quelque chose de l’art de peindre. »
Si Carrier-Belleuse prit goût à dépeindre la société féminine, par des portraits nominatifs ou de charmantes allégories, il exécuta également une série de portraits masculins qui manifestent son attachement aux maîtres anciens, et les origines de son inspiration. On croise dans ce panthéon personnel Virgile et Dante, Raphaël et Rembrandt, Dürer ou encore Beethoven. Les catalogues des ventes Carrier-Belleuse des années 1870, et celui de la vente après-décès de l’artiste en décembre 1887, nous renseignent sur la teneur de ce travail. C’est dans ce dernier que l’on retrouve, parmi les bustes historiques inédits en terre-cuite, la présence de Shakespeare. Le numéro 176 présente en effet l’image du dramaturge, adjugé pour 71 francs (H : 65 cm). C’est ce modèle que mentionne Lami dans son Dictionnaire des sculpteurs de l’Ecole française (1914).
Signé « Carrier-Belleuse », notre buste légèrement plus petit peut être situé à la fin des années 1860, ou dans la décennie suivante : l’artiste abandonne alors la signature « A. Carrier » dont il était jusque là coutumier. S’il a probablement puisé son inspiration dans la fameuse gravure de Droeshout, publiée avec le First Folio de l’écrivain anglais, Carrier-Belleuse en présente une vision personnelle, particulièrement expressive. Elle s’accorde au goût d’un siècle qui fut le véritable inventeur de Shakespeare. Sa langue, mais aussi ses archétypes culturels et humains, ont en effet accompagné la réforme du théâtre à l’ère romantique, et ont nourri non seulement leurs auteurs mais aussi les musiciens et les peintres.
Vêtu d’une chemise à l’élégant revers, et d’un manteau drapé sur l’épaule droite, Shakespeare porte la tête haute, légèrement tournée sur sa droite. Une chevelure aux lourdes boucles encadre un front dégarni. La moustache et la barbe légères accusent un profil aiguisé. L’écrivain semble en proie à l’inspiration ; ses sourcils froncés et ses lèvres serrées traduisent la concentration de son expression.
Inédit en 1887, le buste de Shakespeare fut fondu après la mort de l’artiste. On en connaît aujourd’hui quelques exemplaires, dont un bronze à patine brune, portant sur le piédouche l’inscription « PINEDO Fondeur Paris » (vente Sotheby’s, Londres, 28 juin 2007, lot 110). La maison Pinedo, qui édita des bronzes d’ameublement jusque dans les années 1930, produisit également des bronzes d’art très appréciés à la fin du XIXe siècle pour leurs patines polychromes.
Provenance :
France, Collection particulière
Bibliographie :
J. E. HARGROVE, The life and work of Albert Carrier-Belleuse, these, New-York University, New-York : Garland pub., 1977
S. LAMI, Dictionnaire des sculpteurs de l’Ecole française au XIXe siècle, 1914, vol. 1, p. 285
Catalogue des œuvres originales [...] composant l’œuvre de Carrier-Belleuse, Vente après décès, Hôtel Drouot, 19 – 23 décembre 1887, n° 176